Joëlle Zask est spécialiste de philosophie politique et s'intéresse à
la théorie de la démocratie. Elle cherche à montrer que les critères
artistiques, esthétiques et démocratiques sont semblables, et que
l'art comme politique n'équivaut pas à une politique de l'art. L'article ci-dessous est
la première partie de son livre qui vient de paraître aux PUF en
2003.
Le GIGA remercie Joëlle Zask le lui avoir confié la publication de ce texte
en première exclusivité sur Internet.
Joëlle Zask
Peuples de l’art*
(Cités, PUF, n°11, 2002)
Il n’y a pas de meilleurs citoyens que les artistes : voilà l’idée qu’on voudrait défendre. Elle a sans doute de quoi surprendre, aussi bien les artistes que leurs juges. Car les premiers, dit-on (et disent-ils parfois), se moquent des conventions sociales, de la collectivité et de l’intérêt général, tandis que les autres soutiennent, suivant les cas : que le peuple est ignorant, les artistes, asociaux et incompris, les masses, consommatrices et nivelantes, les médias, avides de sensations lucratives, et les institutions, dépositaires tyranniques du culturel. Il y aurait entre l’art et la masse toute la distance qui sépare le sacré du profane, l’individu du collectif, le nouveau et l’exceptionnel du constant et du banal. L’art, c’est l’élite.
Afin d’éviter un malentendu, il faut préciser d’emblée que désacraliser l’art n’implique pas qu’il faille plaider pour que l’art soit mis au service du peuple ou rendu plus "accessible" au grand nombre, pas plus que de mettre le peuple dans l’art, par exemple en pointant la multiplicité des " activités " artistiques, et la faculté créatrice de chacun. L’art n’a pas à être "démocratisé". L’enjeu est plutôt de proposer un éclairage réciproque entre les pratiques artistiques (en France, aujourd’hui, en arts plastiques) et des valeurs qui me semblent constitutives de l’expérience démocratique : éducation, individuation, historicité, pluralité, reconnaissance publique, et engagement critique. Cette entreprise n’est pas seulement destinée à clarifier nos valeurs, et les pratiques qu’elles dirigent. Elle invite aussi à la vigilance et à la critique. La lumière que projette l’art sur la politique et la politique sur l’art éclaire leur valeur incomparable pour la vie, mais aussi leurs déficiences, leurs mensonges et leur hypocrisie. La politique révèle aux pratiques artistiques le point où, de créatrices, elles deviennent conformistes, tandis que l’art indique à la politique le moment ou, de servante, elle devient un maître, voire un bourreau. Si l’artiste est le meilleur des citoyens, c’est aussi que l’homme démocratique n’est dans l’idéal ni un savant, ni un être rationnel ou un agent moral, encore moins un mouton ou un suiveur. C’est un créateur.
Éducation, individuation, historicité, pluralité, reconnaissance publique, et critique. Chacun de ces termes a son histoire, ses enjeux et sa force. Ce qu’ils expriment tous ensemble, c’est la qualité éthique d’une politique démocratique. John Dewey avait averti vers 1930 que la réduction de la démocratie à une "machinerie politique" pourrait conduire à la destruction non seulement de toute liberté, mais aussi à celle de la machinerie elle-même, c’est-à-dire du régime. Bien que Tocqueville (et peut-être surtout ses lecteurs) aient vu dans le mécanisme culturel de "l’égalisation des conditions" sociales, un risque majeur de corruption des démocraties libérales, il se pourrait qu’en réalité l’écueil principal des démocraties modernes réside avant tout dans le mouvement par lequel le "démocratique" (son sens, ses objets et ses méthodes) se trouve confisqué par l’État, donc nié. Car l’expérience du commun est la condition d’une idée commune. C’est pourquoi il est important d’adjoindre l’éthique à la politique ; cela apporte, non un fondement, mais un critère extérieur, un angle critique, et une direction à suivre. D’un point de vue éthique, l’action politique devient requise dans toute situation allant à l’encontre de la devise démocratique : "que chacun compte pour un".
La démocratie est donc la politique la plus hostile à la massification. Cette politique réglemente les interactions humaines de sorte que l’individuation de chacun soit possible. Elle est aux antipodes d’une situation où, ne serait-ce que sous certains rapports, les individus sont tous confondus, pareils, indiscernables. Il n’y a pas de peuple là où il y a une masse. Politiquement, l’utopie de la réversibilité de tous les rôles entre tous les hommes est une mauvaise utopie. C’est elle qui fait croire qu’afin d’être en paix, il faudrait que tous se tournent vers le point qui "transcende" ou "surplombe" leurs différences, soit en se considérant les uns les autres comme d’égaux exemplaires rationnels de l’humanité, soit en se découvrant frères d’une même nation, ou d’une même mission. En réalité, en politique, il ne s’agit surtout pas de se mettre à la place des autres, car cela conduit à la leur prendre. Il s’agit seulement d’occuper sa place de telle sorte qu’il reste de la place pour les autres. Ainsi, "la démocratie commence à la maison" (Dewey). Dans l’atelier, elle est reine.
L’entreprise dont ceci est une petite partie repose principalement sur des conversations avec des artistes et des galeristes. Les idées et les connaissances qu’elle mobilise sont le fruit d’une "expérience" d’enquête ; même dans les cas où elles préexistaient à cette expérience, elles y ont été soumises, les miennes comme celles de mes interlocuteurs. Certaines ont été exclues, d’autres ont été transformées, d’autres encore, confirmées, telles quelles. La conversation est l’échange le plus égal et le plus libre. La situation qu’elle provoque est celle d’une rencontre. Ce qui s’y passe est moins une confirmation qu’une invention. Ce n’est pas ici le lieu de développer les détails et les raisons de mes choix méthodologiques. Deux points peuvent toutefois être précisés. Premièrement, il n’allait pas de soi qu’il puisse exister une réciprocité, un point de rencontre et un terrain d’entente entre des personnes qui sont les mains dans le cambouis de l’art contemporain et la spécialiste de philosophie politique que je suis. En première analyse, être parvenu à provoquer une expérience d’enquête permet de valider, du moins aux yeux de ceux qui y ont participé, l’idée de départ et la démarche où elle s’insère. Car si l’" éclairage réciproque" entre pratiques artistiques et valeurs démocratiques qui a motivé l’entreprise ne s’était pas du tout produit, l’enquête n’aurait pu avoir lieu, et il n’y aurait rien eu à raconter. Deuxièmement, l’art et la démocratie supposent tous deux des libertés qui s’éprouvent et se travaillent au contact de l’altérité. Ni les livres en eux-mêmes, ni les formes d’enquête non participatives comme le sont les entretiens directifs ou les sondages, ne semblent pouvoir éclairer la production de liberté que suscite le fait même d’une rencontre entre art et politique. Il faut une pratique de la démocratie pour penser la démocratie. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes déplorent que leur pensée soit captée, confisquée, exploitée par une multitude de spécialistes de la parole sur l’art, et tout à la fois dévalorisée et niée (d’autant mieux confisquée qu’elle est niée). Je ne soutiendrai certainement pas (et aucun artiste ne le ferait) qu’un artiste devrait avoir le monopole du discours sur son art, ou sur l’art. Mais ce qu’il dit doit être pris en considération et intégré avec sa signature dans la grande machinerie qui produit du discours sur l’art aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle j’ai insisté sur le fait que tous les acquis de ce travail doivent être considérés comme les fruits d’une coopération, et que les conversations font l’objet de citations.
1. La question de la reconnaissance publique est si centrale à la fois pour l’art et pour la démocratie que la suite peut s’y cantonner. Elle se limitera d’ailleurs à un seul volet de la reconnaissance : celle qui s’établit entre un artiste et son œuvre. L’analogie semble ici évidente : le citoyen comme l’œuvre d’art ne sont pas "en eux-mêmes" ; ils dépendent d’une reconnaissance. Dans un cas, celle-ci se traduit par des droits et, dans l’autre, par la validation d’une œuvre comme art. Cette reconnaissance ne consiste pas en une simple disposition morale ou en une expérience d’intersubjectivité. Elle engage des dispositions concrètes : pour un individu, être éligible, posséder un passeport ; pour une œuvre, être achetée, exposée, etc. La reconnaissance ne concerne pas un objet du point de vue de ses " caractères acquis" ; elle porte sur sa latitude à acquérir de nouveaux caractères, ou de nouvelles possibilités d’action. Au sens juridique, ce qui est reconnu acquiert un statut. Le citoyen est l’homme doté du statut d’être libre et égal. L’œuvre d’art est un terme qui exprime aussi un statut, celui d’un objet qui est réputé avoir des propriétés artistiques et esthétiques.
La visée d’un statut d’œuvre est impliquée dans la production artistique. Certes les œuvres ne sont pas faites pour être montrées. Le fait qu’elles s’adressent à nous et qu’elles se montrent fait partie d’elles. Elles sont publiques au sens où Wittgenstein dit que le langage est public, et qu’un langage privé est une impossibilité. D’où l’importance de l’atelier, la plupart du temps. On peut dire des œuvres qu’elles s’adressent tout autant au public susceptible d’être leur contemporain qu’à "la pensée future de la communauté" (Peirce). Pour Carlos Kusnir, "le spectateur complète l’œuvre".
Mais en quel sens la complète-t-il ? Une fois posée la dépendance de certaines productions comme œuvres d’art — ou des hommes comme citoyens — à l’égard d’un acte public de reconnaissance, il faut apporter des précisions. Voici d’abord l’alternative la plus fréquente en ce qui concerne les arts plastiques : affirmer que la valeur d’une œuvre ne dépend en rien de sa reconnaissance comme œuvre, c’est estimer qu’elle possède des propriétés esthétiques, que " la beauté " lui est inhérente. À l’inverse, affirmer que la valeur d’une œuvre ne dépend que de sa reconnaissance, c’est rendre la valeur artistique entièrement dépendante d’un tribunal extérieur et de conventions sinon arbitraires, du moins relatives. Par exemple, de nombreux travaux en sociologie ont mis en évidence certains mécanismes sociaux et marchands de la production de la valeur artistique. Il semble cependant que cette alternative ne soit pas bonne, pas plus pour la démocratie que pour l’art. Il n’y a pas d’un côté une demande et, de l’autre, une offre. Ce qu’engage une reconnaissance n’est pas une situation unilatérale, c’est une relation.
Je propose d’appeler "reconnaissance publique" une relation s’établissant en un point qui, au lieu de préexister à la situation que la relation établit, est le fruit d’une rencontre, d’une coopération ou d’une participation entre des instances interagissantes. Ce point de rencontre n’est pas découvert, il est construit, et le commun en résulte. C’est par exemple cette dynamique de coopération dévolue à instituer un point de rencontre viable et satisfaisant qu’on trouve au cœur d’un des mouvements de démocratisation les plus importants aujourd’hui, le "multiculturalisme". Celui-ci désigne l’action politique d’une minorité méprisée en faveur de la reconnaissance publique de sa spécificité : d’un côté, les membres d’une minorité demandent, dans des termes qui puissent convaincre des personnes étrangères au groupe qu’ils forment, que la spécificité sans laquelle ils s’estiment dépossédés d’eux-mêmes et qu’ils jugent bafouée soit reconnue et, de l’autre, la majorité se met en cause et littéralement fait de la place dans la géographie des intérêts communs au groupe minoritaire qui revendique d’être considéré comme libre et égal dans le commun, non malgré ses différences, mais avec elles.
Qu’en est-il des pratiques de l’art ? En quel sens le spectateur complète-t-il l’œuvre ? Faut-il comprendre que la "réception" des œuvres ajoute à leur "production" quelque chose qui leur manquerait ? Il semble que non, et ce pour une première raison évidente : le jugement et la production sont tout à fait imbriqués l’un dans l’autre. La création désigne tout autant celle du regard portée sur l’œuvre que celle de l’œuvre elle-même. Le premier public de l’œuvre, c’est son constructeur. C’est de l’intérieur même de ses activités qu’il orchestre, à vrai dire sans les dominer, les possibilités que son œuvre aura de constituer un public. De même, on peut dire par anticipation que chaque public ajoute ensuite à l’œuvre de nouvelles possibilités de reconnaissance. C’est ainsi que, de proche en proche, on peut éventuellement parvenir à l’universel ; la reconnaissance universelle d’une œuvre viendrait du fait que l’œuvre serait parvenue à avoir une action universelle — à toucher, ou plutôt à " bouger " tout le monde, soit directement (ce qui n’est sans doute jamais encore arrivé, mais reste envisageable), soit par l’intermédiaire de l’influence que ses divers publics exerceraient les uns sur les autres. L’œuvre crée le public tout autant qu’elle est produite par lui. Ici aussi, c’est la rencontre qui compte.
Ces remarques décrivent le point auquel je me propose, à terme, d’arriver. Le chemin qui y mène n’est pas pavé de convictions et de concepts, il est fait d’expériences et de récits d’expériences.
La validation d’une œuvre est le fruit d’un ajustement subtil, cumulatif et souvent continu, entre divers niveaux de reconnaissance publique : la reconnaissance d’une œuvre par son auteur, d’un artiste par d’autres artistes, par un galeriste qui lui ouvre son espace d’exposition et de stockage, voire ses moyens de production (Air de Paris), par un critique d’art ou un journaliste, par un collectionneur ou un amateur, par des institutions publiques (FRAC, FNAC, centre d’art, musée), etc. Cette liste n’est ni exhaustive, ni chronologique. Il arrive que le galeriste se décide avant l’artiste, qui n’en finit pas de finir, ou que l’amateur précède le journaliste. Il semble même possible, comme en musique, qu’une reconnaissance massive puisse précéder l’action des cercles relativement restreints qui viennent d’être désignés. Tous participent à la fabrication de l’historicité d’une œuvre en même temps que d’un goût. Dans une "histoire de l’art", on pourrait trouver des relations intimes entre l’histoire d’un style et celle des styles des publics. Car l’historicité désigne l’histoire de ce qui continue d’agir et de changer. Chaque niveau de reconnaissance correspond à un type d’accord. Et chaque accord est lui-même corrélatif tout à la fois d’un engagement spécifique dont le style est politique, et d’un jugement dont le style est artistique. Par exemple, l’engagement du galeriste à l’égard de l’artiste est contractuel tout en étant conclu en référence à l’anticipation des capacités de développement de l’œuvre elle-même. Avançons pour l’instant que l’unification du politique et de l’artistique donne la vie à l’art.
Cette unification se trouve au cœur de la création. C’est par elle que s’ajustent étroitement le point de reconnaissance de l’œuvre et l’élément qui apporte à cette œuvre son élément vital — ce qui fait qu’elle est elle-même. Afin de ne pas perdre de vue l’analogie entre art et démocratie, rappelons que les situations unilatérales de reconnaissance ont été écartées. L’art comme la démocratie réclament une visée d’universel sans transcendance et sans uniformité. Or il semble que cette visée soit déjà repérable au niveau de la pratique artistique elle-même — lorsque l’artiste est en dialogue avec son œuvre, l’évalue et la juge, éventuellement la valide, et ne l’achève que lorsqu’il s’autorise à s’en détacher. C’est donc par là qu’on peut commencer.
2. J’ai beaucoup questionné des artistes sur les jugements qu’ils forment à propos de leur travail. Ces jugements sont si variables et si complexes que seul un petit aperçu peut en être donné. Les jugements les plus fréquents sont des estimations portant sur l’action : doute ou peur, anticipation et certitude, joie et accomplissement, achèvement ou rejet, etc. Chaque estimation est à l’interface de plusieurs activités : celles qui sont relatives à l’état obtenu de l’œuvre en cours et celles qui sont envisagées pour atteindre son état anticipé. Il y a autant de jugements intermédiaires que de points d’arrêt dans le temps qui mène du projet à son achèvement, du désir à l’amour. Une rapide excursion dans le monde complexe de ces jugements permet d’apercevoir que la création artistique, dans chacun de ses moments, suppose autant la production que la réception. L’une est par l’autre. Politiquement, c’est de self-government qu’il s’agit : de même que l’œuvre imprime à son auteur l’idée de gestes artistiques par lesquels il s’approfondit comme artiste, une personne qui participe à l’invention des conditions mêmes de sa vie s’approfondit comme citoyen.
En faisant se recouper les conversations, j’ai pu différencier quatre moments dans l’émergence d’une œuvre. Il s’agit d’une ébauche de généralisation logique qui n’a aucune valeur ontologique. On pourrait y ajouter une multitude d’autres moments et modifier leur chronologie. Afin d’expliquer la vie de l’art dans les termes d’une rencontre susceptible de s’élargir indéfiniment, je cherche à montrer en quoi la reconnaissance est tout autant construite que l’œuvre à laquelle elle s’applique — qu’elle est tout autant motivée par des traits objectifs de l’œuvre que l’œuvre est motivée par la reconnaissance dont elle fait l’objet.
(1) les règles : Il y a d’abord la démarche de l’artiste, les principes qu’il décide de suivre, ses choix et ses refus, son "projet", la technique, les matériaux et les supports auxquels il aura recours, l’histoire dont il va raconter les étapes, et ainsi de suite. Appelons tout cela "les règles". Ces règles constituent en gros un style, ou une sensibilité. Chacun a les siennes. Elles pourraient faire l’objet d’un manifeste ou d’une déclaration d’intention. Comme en politique, elles sont posées, instituées. À l’intérieur de l’espace neutre qu’est pour elle la toile, Sylvie Fanchon suit un "principe de "dénuement". Elle écrit : "Je veux que mes tableaux soient compacts, bichromes, sans prouesses techniques" ; "J’ai élaboré des règles personnelles". Virginie Hervieu n’utilise que des sacs en plastique. Konrad Loder explore des gestes aussi simples et minimaux que l’empilement, le rangement, la juxtaposition d’éléments semblables (comme des cubes ou des pixels), et construit par exemple des objets qui, tout en mobilisant un seul geste, sont des collections infinies d’objets : une colonne, un escargot, un tapis volant ! Parfois les règles sont peu formalisées et anciennes, un peu à la manière d’habitudes intériorisées. Elles servent surtout à canaliser l’énergie et à donner envie. Parfois au contraire, les règles forment un cadre contraignant et très stable. Avec ses emporte pièces en forme de spontex, Claude Vialla a réglé une fois pour toutes la question du motif, et Bernard Piffaretti, celle du procédé : il divise sa toile en deux et copie dans le deuxième espace ce qu’il a peint dans le premier. Al Martin dit qu’une règle est "un coup de starter". Lui s’attache à créer des "systèmes de peinture". Il en a beaucoup. Ses "peintures inversées", par exemple, "mettent de la couleur en mémoire" ; elles sont faites d’une couche par jour pendant un an puis creusées en un point de la toile, ce qui fait que le fond de la peinture est le dessus. Les récits d’institution des règles sont tous passionnants. Au cours de ces récits, on voit les actes de création se coordonner à un nœud structurant d’anticipation, on voit des libertés qui s’exercent, une cohérence qui s’éprouve, un projet qui s’invente.
(2) Les tentatives. Cependant, poser des règles, c’est peut-être un acte de liberté, mais ce n’est pas un acte de création. Tout le monde en convient. Après le cadrage ou le "coup de starter", tout peut arriver : accident, panne, dérapage, etc. Comme le dit Pierrette Bloch, "je me mets en route et je vois ce qui se passe". Ce qui se passe en définitive, ce sont des "sculptures de crin" et des "lignes de papier", des trajectoires où s’égrainent des éléments dansants qui se tiennent par la main. Carlos Kusnir dit qu’" en peinture, on ne fait jamais ce qu’on veut". La mise en œuvre de la règle comporte toujours une part d’imprévisible, de déréglementation. La route menant à l’achèvement d’une œuvre suit de nombreux méandres, comme des essais, des expérimentations, des doutes, des reprises et des abandons, et aussi du travail, en masse et sans compter. Pour Isa Barbier, dont le travail consiste en des installations fragiles d’éléments naturels qui jouent avec l’espace, les règles sont les matériaux donnés d’une démarche. Elle s’efforce de ne jamais s’en contenter : réaliser une pièce, " c’est s’entraîner à trouver des solutions". Les allers-retours entre le geste et le regard qui constituent l’expérimentation artistique (productrice d’images) sont permanents. L’espace où l’œuvre se construit est entre l’œil et la main qui tente de supprimer tout ce qui fait que l’œil est exclusivement "mon œil", et de produire un œil commun. Chacun invente sa propre chorégraphie du jugement : yeux plissés, bras croisés, trois pas en avant, recul, trois pas sur le côté, mesures, comptage, etc.
Appelons tout cela "les tentatives". Elles testent l’œuvre en cours. Elles la forcent à répondre. Ici, ce que fait l’œuvre en réponse est de rendre visible un écart par rapport aux règles. Elle apporte un démenti au pouvoir uniforme et totalitaire des règles. Progresser signifie provoquer une dérégulation à l’improviste. C’est un trait important des pratiques artistiques : on construit un monde sur la base de règles préalables — que celles-ci proviennent de la tradition ou qu’elles soient instituées (l’un ne va généralement pas sans l’autre) — et il arrive qu’on se réjouisse du spectacle de la transgression de ces règles. De nouvelles règles en naissent. Les règles de l’art ne sont pas seulement des incitations à l’action, elles forment aussi un cadre construit et situé d’où observer débordements et relations imprévisibles — puis, parfois, comme le dit Joël Yvon, de les revendiquer. De même, Philippe Ramette reconnaît comme sienne la forme aléatoire de ses "miroirs déformés". Ne serait-ce qu’en cela, l’art est réellement subversif, qu’il soit d’ailleurs subventionné ou pas. Pour Joël Yvon, la subvention publique peut tout à fait n’être qu’une règle parmi d’autres ; elle s’assimile à une posture inaugurale d’expérimentation. De même que les lois, les règles sont destinées à renverser les règles.
(3) L’achèvement. Il existe souvent une sorte de jugement final qui correspond au moment où l’artiste délivre à son œuvre un passeport pour le monde extérieur, un droit de passage vers le monde public. C’est là que s’éprouvent l’intensité de son plaisir et la force de son engagement. Le jugement par lequel l’œuvre est déclarée achevée est en même temps le jugement qui la reconnaît ou la valide comme œuvre. Mais de quelle nature est ce jugement ? Est-il objectif ou subjectif ? Est-il arbitraire ou nécessaire ? Il est impossible d’aborder ici ces questions fortement lestées, impossible aussi d’évoquer l’immense littérature qui les accompagnent. Je me limite donc à une brève exploration des expériences que nos conversations tentent de démêler, et commence par proposer un résultat : le jugement d’achèvement est un accord qui s’établit entre l’artiste et l’action d’une œuvre où s’est inscrit un nombre indépassable, ici et maintenant, de possibles.
Il y a autant de manières de décrire ces possibles que d’actes spécifiques mobilisés par le travail dans le cadre initial, et aussi que d’effets enregistrables de l’œuvre en retour. Il peut s’agir par exemple de possibilités techniques, imaginatives, financières, émotives, historiques, esthétiques, physiques, symboliques. Al Martin s’arrête là parce qu’il n’y a plus de peinture. Mais comme une œuvre n’est pas une collection de possibles, il s’agit aussi de la possibilité d’unification de tous les possibles. Là réside "l’élément vital" de l’œuvre, à la fois ce qui lui est tout à fait singulier, et ce qui lui assure une histoire future unique. Qu’est-ce d’autre, d’ailleurs, qu’un citoyen ? Cet élément qui anime la vie présente et la vie future n’est pas mystique. Chaque œuvre a le sien, en propre. On peut s’en approcher — mais pas l’atteindre, car la représentation qu’on s’en fait ne peut être elle-même qu’un possible parmi d’autres. En s’approchant, ce qui frappe, ce qui procure un sentiment d’évidence et comme un ravissement, c’est la solidarité totale de tous les éléments constitutifs de l’œuvre, leur cohérence propre, le système unique qu’ils en sont venus à former — leur "communauté". Parmi les critères de validation de l’œuvre par l’artiste, il y a l’aboutissement d’une recherche de justesse sans critère de justesse, donc sans recette qui marche, sans la confirmation d’une idée préexistante. Chaque pièce possède son mode d’achèvement propre. L’"évidence" des machines pleines d’humour et d’effroi que fabrique Philippe Ramette apparaît dans leur fonctionnalité totale. Pierrette Bloch dit que "certains fils de crin mettent des mois à être viables". Viabilité, et aussi présence, nécessité et surtout justesse, ce sont les termes qui reviennent le plus souvent. François Mezzapelle retravaille les traits de ses dessins au photocopieur jusqu’à "obtenir le trait qui est nécessaire, qui ne peut être que ce qu’il est". Philippe Richard guette le moment où sa pièce va se mettre enfin à "fonctionner". Al Martin dit que la toile "doit être juste". Et il précise, comme chacun, "juste pour moi, à l’égard de la culture de mon regard".
(4) Détachement et responsabilité. Le "pour moi" que mentionne Al Martin n’indique pas un relativisme, mais une responsabilité. Il signale d’abord qu’en art, il n’y a que des expérimentations, pas de certitude. Ce "pour moi" indique aussi que la cohérence interne de l’œuvre est en relation avec son contexte, celui qu’elle trouve et qu’elle crée autour d’elle, celui dans lequel elle agit. Philippe Richard explique qu’une œuvre est "juste" non seulement par rapport à elle-même, mais aussi : par rapport à un moment historique, à la démarche générale de l’artiste, à l’éducation de son regard, au public auquel la pièce sera présentée. Sylvie Fanchon parle d’un état d’"adéquation" entre les éléments de l’œuvre, son contexte historique et ses publics. Il arrive souvent que les œuvres soient au moins en partie motivées par les lieux où elles aboutissent, où elles sont montrées, mises en culture, installées, chorégraphiées, projetées, etc. L’achèvement d’une œuvre ne s’applique donc qu’au travail de sa construction. La fin du travail marque le début de l’action publique de l’œuvre. Cette action est forcément inachevée. La marque d’achèvement d’une œuvre est un principe d’inachèvement : "Something is missing".
Or le travail cesse au moment où l’artiste accepte d’endosser la responsabilité de l’action future de cette œuvre qu’en général il ne pourra plus retoucher. L’horizon de l’expérience artistique est aussi l’irréversible. Ce qui clôt le travail est un détachement — analogue à l’accouchement. Le jugement d’achèvement n’est pas un pur décret de la volonté qui impose l’œuvre. C’est aussi l’œuvre qui s’impose à lui, comme un enfant décidé à naître : un visage qui émerge pour Philippe Rousseau, une force volatile pour Isa Barbier, une négociation réussie pour Sylvie Fanchon, qui compare le moment où elle laisse partir sa toile à une prise de position politique. Il semble que les premiers pictogrammes aient été des signatures. Pour Carlos Kusnir, l’achèvement correspond à la "présence maximale" de la pièce sur laquelle il travaille. En acquérant une "existence indépendante", elle devient appropriable par son auteur au même titre que par n’importe qui d’autre, ni plus ni moins. Philippe Rousseau explique qu’accepter qu’une toile sorte de l’atelier implique aussi de pouvoir revendiquer quelque chose dont la justesse et la cohérence dépendent justement d’un apport qui n’était pas prévu. La phase conclusive d’une expérience de création consiste donc en la responsabilité qu’on endosse tout à la fois à l’égard de l’effet passé de ses propres incertitudes et à l’égard des situations futures que le passage de l’œuvre au public pourra provoquer.
Parler de la reconnaissance dans les termes d’une "rencontre" permet que soit orchestrée la place des œuvres (ou des citoyens) en fonction des effets que chacune produit sur les autres. Ce que l’artiste "revendique" en l’œuvre, c’est sa force intime et unique de développement, d’enrichissement et d’action. Il en ira de même par exemple pour le galeriste. La reconnaissance exprime une relation où les participants s’engagent et en s’engageant, changent. Cette relation est d’ordre éthique et politique. C’est elle qu’on retrouve plus loin ou plus tard, lorsque les cercles de reconnaissance s’élargissent et que les œuvres parviennent à se tracer un chemin dans les sociétés — lorsqu’on leur fait de la place. Quels que soient les acteurs de la reconnaissance (artistes, galeristes, collectionneurs, amateurs, critiques d’art, etc), il est toujours possible de repérer empiriquement le fait de la relation entre l’œuvre qui s’impose et l’œuvre qu’on impose : expérimentation d’exposition, mise en relation historique ou structurale des œuvres, création d’un système d’art par un galeriste, comparaisons, salles d’enchère, collections privées, etc. ; les œuvres et les formes sociales des usages et de l’amour des œuvres ne cessent d’interagir. Ou du moins, elles le devraient. Car lorsque l’interaction cesse, si par exemple une œuvre s’impose parce qu’elle flatte tel ou tel goût social sans rien y déranger, ou si une œuvre est imposée par une finance ou une politique du seul fait de leur pouvoir, il n’y a plus ni art, ni démocratie.
La dynamique dont ce qui précède ne fait que commencer l’exploration n’est pas exclusive de la relation artistique, loin de là. Comme l’a montré John Dewey, chaque expérience "unifiée" en témoigne plus ou moins. Ce qui est propre à la relation artistique, c’est son intransigeance : c’est qu’elle n’est exportable vers des publics plus larges qu’après s’être élaborée entre un artiste et son travail, donc loin du regard d’autrui, sans excuse et sans faux semblant. La force de l’art est de susciter un rapport toujours renouvelé à l’altérité qui soit producteur de la pluralité humaine. Ce rapport qui fait une place à l’autre sans en nier le potentiel de développement autonome, sans le subsumer ou l’englober, est au cœur de l’idéal démocratique. La lumière qu’art et démocratie projettent l’un sur l’autre trouve ici un point focal manifeste : la création dont l’art fait sa condition de possibilité engage des formes de liberté en commun que la démocratie se propose précisément de défendre, et qu’elle exprime sous la forme d’un principe et d’un droit : celui de la citoyenneté.
Mars 2002